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Steiger pose délicatement le chasseur Spook F. 140 sur la piste de la base militaire de Sheppard, près de Wichita Falls, dans le Texas. Après s’être présenté à l’officier responsable, il émarge pour obtenir une voiture du parc de la base et traverse la Red River pour gagner l’Oklahoma. Il s’engage sur la route nationale 53 et s’arrête sur le bas-côté : il a grand besoin de soulager sa vessie. Bien qu’il soit 13 heures passées, on ne voit aucune voiture, on ne discerne aucun signe de vie sur des kilomètres.
Steiger ne se rappelle pas avoir jamais vu un paysage aussi plat et morne. Le paysage balayé par le vent est désert, à l’exception d’un hangar à l’écart et d’un râteau. C’est un spectacle tellement déprimant que, si quelqu’un lui mettait à l’instant un revolver dans la main, Steiger serait tenté par pur désespoir de se mettre une balle dans la tête. Il referme sa braguette et remonte en voiture.
Peu après, un réservoir d’eau apparaît près de la route interminablement rectiligne et se fait de plus en plus grand dans le pare-brise. Puis une petite ville se révèle à l’ombre de quelques rares arbres rabougris, et il dépasse une pancarte qui proclame : « Bienvenue à Dayton City, Reine de la patrie du blé. » II s’arrête à une vieille station-service délabrée qui arbore encore deux pompes surmontées de réservoirs vitrés.
Un vieil homme en combinaison de mécanicien se tire péniblement d’une fosse de graissage et se traîne jusqu’à la portière.
— Qu’est-ce qu’y a pour votre service ?
— Je cherche le poste 9974 des vétérans des guerres étrangères.
— Si c’est pour leur faire un speech après déjeuner, z’êtes en retard, lui reproche le vieux.
— Ce n’est pas pour ça que je suis venu, explique Steiger en souriant.
Le gars de l’Oklahoma ne s’épate pas autrement. Il tire un chiffon graisseux de sa poche et s’essuie lentement les mains.
— Allez jusqu’au « stop » au milieu de la ville, et prenez à gauche. Vous pouvez pas vous perdre.
Steiger suit les indications et s’arrête sur le gravier du parking d’un bâtiment étonnamment neuf par comparaison avec le reste de la ville. Des voitures sont déjà en train de partir, traînant un panache de poussière rouge derrière leurs pare-chocs.
« Le déjeuner est terminé », songe Steiger.
Il pénètre dans le bâtiment et s’arrête à l’entrée d’une vaste salle au plancher ciré. Les assiettes sur les tables montrent encore des restes désolés de poulet rôti. Un groupe de trois hommes remarquent sa présence et lui font signe. Un grand gaillard dégingandé qui frise la cinquantaine et les deux mètres quitte le groupe et s’avance vers Steiger. Il a le visage couleur de bourgogne de Californie et une chevelure éclatante divisée par une raie. Il tend la main.
— Bonjour, mon colonel. Quel bon vent vous amène à Dayton City ?
— Je cherche le commandant du poste ; un certain Billy Lovell.
— Billy Lovell, c’est moi. Que puis-je faire pour vous ?
— Comment allez-vous ? dit aimablement Steiger. Je m’appelle Steiger. Abe Steiger. J’arrive de Washington pour régler une affaire assez pressante.
Lovell lui répond par un regard aimable mais interrogateur.
— Vous m’intriguez, colonel. Je suppose que vous allez m’apprendre qu’un satellite d’espionnage russe ultra-secret s’est posé dans un champ quelque part dans les environs.
Steiger hoche la tête.
— Rien d’aussi dramatique… je suis à la recherche de deux projectiles de marine que votre poste a achetés à la Phalanx Arms.
— Ah, les deux obus à blanc ?
— A blanc ?
— Oui, nous voulions les faire sauter pour le pique-nique de notre fête. On les a attachés à un vieux tracteur et on a tiré dessus tout l’après-midi, mais ils n’ont jamais explosé. Nous avons demandé à Phalanx de nous les remplacer. Ils ont refusé en prétextant que toute vente était définitive, termine Lovell, l’air désappointé.
Un frisson glacial court le long de l’épine dorsale de Steiger.
— Ces munitions ne comportent peut-être pas de détonateurs.
— Mais si, Phalanx nous a dit que c’étaient des obus de cuirassés et qu’ils étaient chargés.
— Vous les avez encore ?
— Bien sûr, ils sont là, dehors. Vous êtes passé devant en arrivant.
Lovell sort avec Steiger. Les deux obus flanquent l’entrée du poste. Ils sont peints en blanc, et reliés par deux chaînes tendues en travers de l’allée.
Steiger en a le souffle coupé. Le sommet des canisters est arrondi. Ce sont bien deux des ogives à gaz portées manquantes. Ses genoux se dérobent sous lui, et il est forcé de s’asseoir sur les marches. Lovell fixe, l’air surpris, la mine défaite de Steiger.
— Qu’est-ce que vous avez ? demande-t-il.
— Vous avez tiré sur ces choses-là ? (Steiger se refuse à le croire.)
— On a bien brûlé une centaine de cartouches à les canarder. On leur a un peu entaillé la tête, mais c’est tout.
— C’est un miracle… souffle Steiger.
— Quoi donc ?
— Ce ne sont pas des obus explosifs, explique Steiger, mais des obus à gaz. Leur détonateur ne fonctionne que lorsque leur parachute se déploie. Vos balles sont restées sans effet parce que, à l’inverse des projectiles ordinaires, ils ne sont pas agencés pour exploser.
— Foutre ! s’étrangle Lovell. Vous voulez dire que ces trucs sont pleins de gaz empoisonné ?
Steiger le confirme d’un signe du menton.
— Mon Dieu ! on aurait pu tuer la moitié du comté !
— Sans parler du reste, dit Steiger à voix basse en se relevant. Je voudrais vous emprunter vos toilettes et un téléphone. L’un après l’autre.
— Bien sûr, venez avec moi. Les toilettes sont au fond du hall à gauche, et il y a un téléphone dans mon bureau.
Lovell s’arrête, et son regard prend une expression rusée.
— Si on vous donne ces obus… eh bien, je me demandais si…
— Je vous promets, à vous et à vos compagnons de poste, de vous envoyer dix obus de 400 en parfaite condition explosive… assez pour que votre prochaine fête des vétérans soit réellement un gros boum.
Lovell sourit d’une oreille à l’autre.
— Affaire faite, mon colonel.
Au lavabo, Steiger s’asperge la figure d’eau froide. Les yeux qui se fixent dans le miroir sont las et rouges, mais ils sont aussi pleins d’espoir. Il vient fort heureusement de retrouver deux des obus de « Mort Subite ». Il ne lui reste qu’à souhaiter que Pitt ait eu autant de chance.
Steiger décroche l’appareil du bureau de Lovell et demande à l’opérateur de lui appeler un numéro en P.C.V.
Pitt dort sur le divan de son bureau à la N.U.M.A. lorsque Zerri Pochinsky, sa secrétaire, se penche sur lui et le secoue gentiment. Ses longs cheveux fauves encadrent un visage aimable, plein de chaleur et d’une plaisante admiration.
— Vous avez un visiteur et deux appels téléphoniques, dit-elle avec un doux accent du Sud.
Pitt sort du brouillard et s’assoit.
— Les appels ? demande-t-il.
— La Congresswoman Smith, répond Zerri d’une voix légèrement acidulée, et le colonel Steiger sur l’inter.
— Et le visiteur ?
— Il dit qu’il s’appelle Sam Jackson. Il n’a pas de rendez-vous, mais il prétend que c’est très important.
Pitt remet sur rail son esprit encore endormi.
— Je répondrai d’abord à Steiger. Dites à Loren que je vais la rappeler et faites entrer ce Jakson dès que j’aurai raccroché.
— Le colonel est sur la trois, précise Zerri.
Pitt se remet péniblement sur pied, va à son bureau et enfonce un bouton qui clignote.
— Abe ?
— Sincères salutations de l’Oklahoma ensoleillé.
— Comment ça a-t-il marché ?
— En plein dans le mille ! Vous pouvez effacer deux ogives de la liste des manquants.
— Bien travaillé, dit Pitt, qui sourit pour la première fois depuis des jours et des jours, Y a-t-il un problème ?
— Aucun. Je monte la garde jusqu’à ce qu’arrivé une équipe pour enlever nos deux bébés…
— J’ai un Catlin de la N.U.M.A. équipé d’un palan qui ne fait rien à Dulles. Où peut-il se poser ?
— Une seconde.
Pitt entend un murmure à l’autre bout de la ligne.
— Okay, reprend Steiger. Le commandant du Poste dit qu’il y a une piste privée d’environ 800 mètres au sud de la ville.
— Deux fois plus qu’il n’en faut à un Catlin, remarque Pitt.
— Et de votre côté ? Avez-vous eu de la chance ?
— Le conservateur du musée de la Guerre de l’Empire britannique affirme que l’obus qu’ils ont acheté à la Phalanx comme souvenir de la Deuxième Guerre mondiale est indiscutablement un obus de rupture.
— Ce qui signifie que l’Armée révolutionnaire africaine détient les deux autres ogives de « Mort Subite ».
— Ce qui constitue notre problème, dit Pitt.
— A quoi peuvent bien servir des projectiles lourds de marine dans la jungle africaine ?
— Voilà notre rébus pour la journée, dit Pitt en frottant ses yeux fatigués. En tout cas, nous devons nous réjouir provisoirement qu’ils ne soient plus dans un potager des Etats-Unis.
— Que faire maintenant ? demande Steiger. Nous ne pouvons guère déclarer à une bande de terroristes qu’il leur faut nous rendre l’arme la plus terrifiante de tous les temps.
— Le premier point inscrit à l’ordre du jour, dit Pitt, consiste à déterminer où se trouvent les ogives. A cet égard, l’amiral Sandecker a persuadé l’un de ses anciens petits camarades de la Marine, maintenant au service des renseignements, de faire des recherches.
— Cela me paraît bien hasardeux. Ces types ne sont pas des crétins. Ils pourraient poser des questions embarrassantes.
— Peu probable, dit Pitt avec assurance. L’amiral leur a présenté une histoire tout à fait plausible. J’ai failli m’y laisser prendre moi-même.